Climat : faut-il penser au moyen ou au long terme ?
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CLIMAT (Médiapart)
Climat : faut-il penser au moyen ou au long terme ?
12 juillet 2014 | Par Jade Lindgaard
Le monde est sur une trajectoire de hausse des températures supérieure à 2 °C. Face à cet échec, un rapport préconise de viser la fin des émissions de CO2 en 2050, mais sur la base de technologies aujourd’hui inexistantes.
Après les bottes de paille de la ferme de Bellevue, le 7 juillet dernier, les stucs dorés, les globes terrestres parcheminés et les tapis solennels du Quai d’Orsay, le 10 juillet. Le sujet du climat mobilise aux deux extrémités de la société française : des contestataires de l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes au ministère des affaires étrangères.
Jeffrey Sachs, Laurence Tubiana, Laurent Fabius et Fatih Birol, 10 juillet 2014. (JL).
Laurent Fabius se trouvait là, ce jeudi 10 juillet en début d’après-midi, en pleine crise israélo-palestinienne, pour recevoir le rapport intermédiaire sur « les voies vers la décarbonisation profonde » (« deep decarbonization » en VO). L’intitulé sonne comme le titre d’un nanar de science-fiction mais désigne un enjeu économique et sociétal majeur : comment éteindre les émissions de CO2 qui dérèglent le climat ? Aujourd’hui, le monde est sur la trajectoire d’une hausse des températures moyennes comprises entre + 3,7 °C et + 4,8 °C, selon le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec).
Cette perspective est catastrophique. Depuis longtemps, les spécialistes du système du climat martèlent qu’il est impératif de contenir le réchauffement global en dessous de + 2 °C, sous peine de basculer dans le chaos climatique. Or les objectifs de réduction des gaz à effet de serre pour 2020, mis sur la table des négociations préalables à la conférence Paris Climat 2015, explosent cette barrière de sécurité. Si les États en restent là, le dérèglement climatique s’aggravera. Pour sortir de cette impasse, certains plaident pour l’ouverture d’une nouvelle voie de négociation : non plus à court terme (2020), mais à long terme (2050). L’idée est la suivante : les réformes structurelles à mettre en place sont si radicales, les systèmes énergétiques ont tant d’inertie, que se focaliser sur la deadline de 2020 est non seulement illusoire, mais aussi potentiellement contre-productif. Il faut des objectifs de long terme, plus crédibles et plus mobilisateurs, pour espérer redescendre sous le plafond des + 2 degrés quelques années après l'avoir franchi.
C’est dans cette optique que le Projet pour des trajectoires de décarbonisation profonde (DDPP, selon son acronyme en anglais), un think tank au service de l’ONU créé par l’économiste Jeffrey Sachs, prépare un rapport sur les scénarios possibles de stratégies bas carbone de 15 pays (Chine, Inde, États-Unis, Brésil, Allemagne, France, Afrique du Sud, Russie…). Il vient d’en remettre une version provisoire au gouvernement français (à lire ici), organisateur du sommet sur le climat de l’année prochaine. Des laboratoires de recherche ont été sollicités afin d’élaborer un scénario de sortie du carbone en partant des situations nationales.
Selon ces estimations, en France, le nucléaire ne représenterait plus que 25 % de la production d’électricité en 2050, tandis que les renouvelables grimperaient à 71 %. En Chine, l’atome atteindrait aussi 25 % de la production d’électricité, mais cela marquerait une très forte hausse par rapport à aujourd’hui, le reste provenant de l’hydraulique, de l’éolien et du solaire. Les États-Unis produiraient aussi beaucoup plus d’électricité de source atomique (30 %, contre environ 20 % aujourd’hui), 40 % à partir de renouvelables et 30 % à partir d’énergies fossiles, mais dont les émissions de CO2 seraient captées et stockées sous terre pour qu’elles ne réchauffent pas l’atmosphère.
Spécialiste des politiques de lutte contre la pauvreté, conseiller de l’ONU sur les Objectifs du millénaire, Jeffrey Sachs n’est pas une personnalité neutre du monde du développement. Dans son livre, La Stratégie du choc (Leméac/Actes Sud, 2008), Naomi Klein l’accuse d’avoir contribué aux politiques d’ajustement structurel et de réduction de la dette du FMI dans les années 1990, politiques qui ont provoqué des drames sociaux, notamment en Bolivie, en Pologne et en Russie, après la chute du mur de Berlin.
Sur l’estrade d’un salon du Quai d’Orsay, jeudi, il a défendu une vision pronucléaire et protechnologies de la lutte contre le dérèglement climatique : « Le nucléaire jouera un rôle important dans l’adoption de trajectoires bas carbone », notamment en Chine, a-t-il insisté, rendant hommage à la France, championne de l’atome.
« Le nucléaire n’est pas l’essentiel », a tempéré Laurence Tubiana, nouvelle ambassadrice chargée des négociations sur le changement climatique. La baisse du charbon est le nœud de l’affaire : depuis deux ans, sa consommation a baissé chaque année de 5 % en Chine. Cela représente une économie de 900 millions de tonnes de CO2, soit autant que les émissions cumulées de la France et de l’Allemagne, explique Fatih Birol, de l’Agence internationale de l’énergie.
Coordinateur du rapport, Emmanuel Guérin dément être pronucléaire : « Le message du rapport, c’est qu’on ne s’en sortira pas avec les 2 °C uniquement avec les technologies matures aujourd’hui. » Cela concerne notamment la captation et le stockage du carbone (CSC), explique-t-il, dont aucune méthode aujourd’hui ne garantit contre les fuites de gaz. Plusieurs ONG et mouvements sociaux, à gauche de l’écolosphère, rejettent le CSC et en appellent plutôt à une réduction de l’émission des gaz, à la source. Mais pour Emmanuel Guérin, « sans la captation et le stockage, il sera très, très dur de rester sous la barre des +2 °C. Les États-Unis, la Chine, le Canada, l’Australie utilisent tellement de charbon aujourd’hui ». À ses yeux, l’efficacité énergétique est le premier levier de décarbonisation (elle représente un tiers des gains environ), ainsi que les transferts d’usage vers l’électricité (voitures, chauffage, notamment). « Il faut avoir une vision audacieuse des technologies », insiste Jeffrey Sachs.
Audace ou irréalisme ? Si l’on en croit le rapport sur l’état annuel du nucléaire, piloté par l’expert Mycle Schneider, la part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité a chuté de 7 % en 2012, après avoir baissé de 4 % en 2011. En 2012, l’atome ne représentait plus que 10 % de la production de courant dans le monde, contre 17 % en 1993. Dans ce contexte, sur quelles estimations précises projeter une forte augmentation du nucléaire ? Interrogé lors de la conférence de presse de présentation de son rapport, Jeffrey Sachs a éludé la question.
Plus globalement, on ne peut que constater la fragilité de modèles courant jusqu’en 2050 et reposant sur l’avènement de technologies aujourd’hui inexistantes.